Flux / Reflux
published in the magazine ETC no 77, Montreal spring 2007

Lorsque le lieu se réfléchit comme paysage

Chantal duPont (Montréal) et Madelon Hooykaas / Elsa Stansfield (Amsterdam),
After Image / After Language,
Parc La Fontaine et Galerie La Centrale, Montréal, 01 au 17 septembre 2006.

After Image / After Language est une première création à trois têtes, fruit d’affinités et d’un échange soutenu outre-Atlantique depuis 1988 (1). Ce dialogue triangulaire imprègne l’œuvre qui se déploie par rapport à trois lieux mis en relation par des réflexions autour de l’élément eau, par des translations de formes, par les déplacements physiques et mentaux des visiteurs.

Dans le Parc La Fontaine, une installation audio-vidéo in situ se révèle à la tombée de la nuit. L’écran blanc hexagonal reposant à la surface de l’eau se prête à des dérives mentales en deçà du lieu et en nous-mêmes. Tel une voile de bateau, bien que solidement amarré, il invite à imaginer une possible dérive hors des limites du parc. Il s’offre aussi comme réceptacle pour des paysages intérieurs, les nôtres et ceux créés par les artistes. L’installation transpose ce lieu de passage en lieu de contemplation. La sensation de nature est amplifiée par les images, les sons et le contraste du contexte urbain qui ceinture et imprègne le parc. L’œuvre réveille le souvenir d’un Éden perdu.

After Image / After Language captive longtemps par sa fluctuation tranquille mais incessante dans le temps et l’espace. La variation sur l’élément eau, celle de l’étang comme extension de l’œuvre et celle représentée sous différents états et formes, l’eau comme flux (et reflux) travaillée par la répétition, favorise l’apaisement et la réflexion. L’installationjoue avec le temps. L’après, qui suppose un avant, marque un passage et projette vers un devenir. Mais l’après peut difficilement faire table rase de l’avant. L’après c’est donc aussi quand la mémoire mêle les traces du passé avec le présent. L’œuvre veut sensibiliser à ce qui est transformé en nous, à ce qui subsiste après les images et le langage. Elleréfléchit le parc, empreint de “la multiplicité des points de vue qui le construisent comme lieu”, ceux actuels et ceux issus ”d’une mémoire en profondeur” (2) . Elle invite à expérimenter l’après à travers le temps cyclique mais non-linéaire de la structure vidéographique. La séquence se répète en proposant une diffusion aléatoire de l’ordre des segments (3) qui la composent. La perception se transforme donc avec la variation de ce qui précède et de ce qui suit le maintenant. Les effets de la répétition, qui se vit comme une expérience renouvelée à chaque reprise, sont complexifiés. À travers les flux et reflux de la mémoire se construit un espace mental stratifié, où viennent se mixer les images du présent de la projection et du lieu, celles du passé et du devenir, celles de notre mémoire personnelle et collective, celles de la mémoire d’œuvres antérieures.
L’espace sonore travaille la variation sous la forme d’écarts temporels et spatiaux. Les sons en lien avec les images (18 min.), ceux évoquant la mémoire sonore du parc (20 min.) et les sons concrets du lieu se mélangent en direct. Des rencontres aléatoires se révèlent, générant de nouvelles concordances. L’interpénétration des temporalités et des espaces crée une enveloppe sonore hybride où les bruits de la nature et de la ville se confrontent à des espaces sonores intériorisés plus abstraits.

L’écran et son reflet, de par l’angle les inclinant l’un vers l’autre, ébauchent le volume d’un dôme géodésique que l’on est invité à compléter mentalement. Ils constituent une translation formelle (2 faces) de la Biosphère (4) sur l’île Sainte-Hélène vers le Parc La Fontaine. L’œuvre fait écho à une architecture dont l’ossature s’ouvre sur le ciel. En jouant  “le creux contre le plein, la transparence contre l’opacité, l’air contre la terre” (5) , la forme ouverte érigée dans le parc nous expose plus qu’elle n’abrite. Elle nous tient en éveil, entre nature et culture.
L’écran, face unique qui en génère une autre par réflexion, reprend certains principes à l’origine du dôme géodésique. Celui de la division par décomposition d’un volume sphérique en faces égales, elles-mêmes divisibles en éléments plus petits. Celui de la répétition, l’architecture étant édifiée par juxtaposition de fragments égaux, du sommet jusqu’à sa base. Ces principes sont transposés au dispositif et aux images par l’utilisation des propriétés réfléchissantes de l’eau. L’image, amplifiée par l’extension de sa surface, reste divisée par son point de contact avec le liquide. L’effet-miroir étant généré naturellement, cette césure s’affirme davantage si la pluie ou le vent perturbent la surface de l’étang. La représentation, principalement des images d’eau, fluctue avec les conditions de visionnement, métamorphosée par la variation réelle des éléments eau et air dans le parc. Le reflet transite du double à la trace sujette à disparition, nous rappelant son statut d’image. 
La projection et son reflet génèrent une nouvelle représentation par répétition et inversion du motif. Cet effet, exploité au niveau formel, esthétique, conceptuel, renforce la dimension sculpturale de l’œuvre. Un détail d’une feuille d’arbre ou d’une main est remodelé en un nouvel objet imaginaire qui flotte dans l’espace, tel une île. La perception de la troisième dimension, à l’œuvre dans le dispositif qui suggère la rotondité du dôme, est contredite ou amplifiée par la représentation : planéité d’une surface d’eau, concavité d’un paysage, convexité de la carte Dymaxion (6) animée du bout du doigt.

After Image / After Language se déploie jusqu’à la galerie La Centrale. Côté rue, la vitrine se liquéfie le soir. De ce rideau d’eau rétro-projeté surgissent des passants-fantômes qui invitent à poursuivre la promenade jusqu’au parc. Le jour, des chants d’oiseaux du monde nous délocalisent vers le parc et vers des lieux de mémoire intériorisés. Dans la galerie se développe une expérience de cristallisation, entre le jardin intérieur et le macro-cosmos. Des bassins géométriques s’emboîtent pour redessiner les contours de la carte Dymaxion du monde6 déployée au sol. De l’eau salée y stagne. Déambulant autour de la sculpture on peut éprouver physiquement le concept de cette carte, sans haut ni bas, sans Nord ni Sud, jusqu’à la désorientation. Au fil des jours, sous l’effet de l’évaporation de l’eau et de la cristallisation du sel, la carte devient aussi paysage en transformation. Entre le bleu et le blanc, entre la transparence et l’opacité, entre l’immersion et l’éruption se projettent des images de notre imaginaire : des nuages dans l’eau, l’émergence de continents, une représentation du monde traversée par le concept de géographie fluide6, une certaine vision du Cosmos. 

After Image / After Language réfléchit la pensée de Buckminster Fuller. Au delà de l’emprunt de formes, l’œuvre fait écho à une conception du monde qui prend la Nature comme modèle, pour la comprendre et pour apprendre. Histoire de ne pas oublier d’où l’on vient, l’origine, pour mieux vivre l’après.

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Les œuvres vidéo de Chantal duPont se développent autour du corps : charnel, identitaire, en mûtation, sous surveillance, en réseau. Un corps dans son rapport à l’espace : intérieur, privé, public, paysager, urbain, cybernétique, marqué par sa mémoire individuelle et collective. Le paysage participe d’une quête d’équilibre et d’un ressourcement du corps défaillant, par greffe d’éléments de nature au corps physique ou par transfert du corps psychique au paysage intérieur. Dans After Image / After Language, des images-mémoires de Du front tout le tour de la tête (2000) surgissent du flux : un corps à la fois très fort et très vulnérable, à l’image de la Nature.

Hooykaas / Stansfield interrogent le temps, la mémoire, les cycles et les énergies qui régissent la Nature. Un détour rétroactif sur le corpus de Re : voir la collaboration (7) permet de dénouer certains des liens tissés au fil de la création. Le corps, fragment, ombre ou silhouette diffuse est moins celui de l’autoreprésentation qu’une évocation de l’espèce humaine. Il est paysage au plus profond de sa matière. Il se fait paysage de la pensée et du Cosmos. Ce corps active la conscience de soi, en interrelation avec l’autre (toutes les espèces vivantes) et avec l’environnement. 
Le temps de l’expérience réaiguise les sens et recentre sur l’essentiel. Il met l’accent sur le geste, celui répétitif de la main comme outil, celui de la main comme index, celui du regard qui observe ou contemple. Il ya mise à distance quand des artifices s’interposent entre le corps et des éléments de nature. La loupe, l’effet électronique, la mise en abîme d’une image dans l’image, la vitrine de Musée ... amplifient l’infime et préservent l’archive comme on doit préserver les espèces. À partir d’une activation de liens, les artistes questionnent comment l’être se réfléchit dans la nature et la nature se réfléchit dans l’être. Re : vision (2005), à travers l’image de l’arbre comme réseau d’interconnexions et Deep Looking (2003), par le cycle qui relie la feuille de papier aux nuages, au soleil, à la forêt, nous invitent à aller voir en profondeur du côté de l’interpénétration des espèces et des esprits.
Elsa Stansfield nous a quittés en 2004. Les œuvres continuent de respirer sa pensée.

MARIE-FRANCE GIRAUDON


1 Première rétrospective de Hooykaas / Stansfield à Montréal.
2 Anne Cauquelin, Le site et le paysage, PUF, Paris, 2002, p. 80.
3 2 sont créés par les trois artistes, 2 par duPont, 2 par Hooykaas / Stansfield.
4 Buckminster Fuller, 1967.
5 Gilles A. Tiberghien, Nature, Art, Paysage, Actes Sud / École Nationale Supérieure du Paysage, France, 2001, p. 118.
6 Carte (B. Fuller, 1954) qui repose sur une conception de la Terre dominée par les océans, par rapport auxquels tous les continents apparaissent reliés.
7 Double programmation vidéo de Hooykaas / Stansfield, Goethe-Institut, Montréal, 2005. Commissaires Chantal duPont et Paul Landon. En collaboration avec Vidéographe.