Article Hooykaas/Stansfield – Day for Night pour la revue ETC Montréal

 CINÉ-JARDIN, LIEU DE MÉMOIRE

Madelon Hooykaas/Elsa Stansfield – Day for Night Jardin Botanique de Montréal, exposition organisée par la Centrale Le mois de la photo, Montréal, 19 au 23 septembre 2001 C’est avec du temps qu’on invente un lieu…En cela, l’artiste qui invente un lieu - c’est-à-dire, étymologiquement, qui vient dans le lieu, entre dans son intimité par une espèce de corps-à-corps - en même temps déplace toute idée que nous nous en faisions juste avant.1

L’installation audio-vidéo Day for Night 2, réalisée par les artistes d’Amsterdam, Madelon Hooykaas et Elsa Stansfield incite le visiteur à traverser un lieu de mémoire, un lieu éphémère qui se conjugue au présent dans la mouvance des images et des sons issus de fragments d’histoire (s) de cinéma, lieu de remémoration de leur propre histoire, ou peut-être bien celle d’un arbre. Ce travail d’intervention dans un paysage domestiqué comme celui du Jardin Botanique s’inscrit dans la poursuite des nombreuses sculptures et installations audio vidéo IN SITU qu’elles ont créées depuis plusieurs années dans divers lieux publics. Parmi les œuvres réalisées dans la nature en fonction de la spécificité du lieu, notons la sculpture récente "Field Free Space" (2000) installée dans la campagne d’Emmen au nord des Pays-Bas ainsi que la sculpture intitulée "Abri" ( ? ) que l’on peut visiter dans les dunes de Wijk aan Zee le long de la Mer du Nord. Nous avons eu l’occasion de voir, dès 1988, leurs œuvres à plusieurs reprises à Montréal. En 1996, elles réalisaient une installation audio vidéo « Time Machine » à partir de la collection du Musée Redpath de Montréal. Leur façon d’intégrer les sons et les images en mouvement dans l’espace urbain ou dans la nature interroge notre rapport au temps, au mouvement, à la mémoire, au lieu.

Entre le 19 et le 23 septembre, si vous avez été ce promeneur du Jardin Botanique de Montréal, peut-être avez-vous rencontré sur le parcours menant au jardin chinois, un arbre, plus précisément un faux acacia en provenance des Pays-Bas, seul survivant de son espèce à avoir traversé l’Atlantique? Suspendu à cet arbre, un jardin d’images et de sons en mouvance que seul le temps de l’expérience donne à voir et à entendre. Fixé à l’une de ses branches, un écran géant circulaire, capteur d’ombres le jour et de lumière la nuit, laisse entrevoir pour qui sait prendre le temps, des images et des sons combinant les archives personnelles des artistes à des archives qui ont marqué les débuts du cinéma. Des sons diffusés par des haut-parleurs faisant corps à l’arbre (coups de tonnerre, chants de grenouilles du Québec et extraits de films) se fondent aux sons ambiants du jardin. Le réel bascule dans la fiction. Une tension s’installe comme si un événement était pour se passer. Un lieu à réinventer, celui de l’imaginaire, prend place. Le jour, le dispositif de projection étant absent, les images se font ombres et les sons évoquent des images de mémoire. Le soir, le visiteur hypnotisé par la mouvance et la fébrilité des images et des sons arrête son parcours ou se dirige vers l’autre face de l’écran, et même parfois projette son ombre comme dans les premiers temps du cinéma. Selon son déplacement, c’est tout le paysage environnant qui devient cinéma, un véritable ciné-jardin, la silhouette de l’arbre recadre l’image et la dévore. Que donne à voir cet écran qui ne cesse de faire écran, de se morceler en morceaux de temps? Un regard parfois aveuglé par le dispositif même du cinéma qui raconte sa propre histoire. Peut-être un retournement du regard, comme le dit si bien Georges Didi-Huberman "On est saisi par ce qu’on voit - on est regardé par ce qu’on regarde"3. Les trouées rectangulaires dans les feuilletés d’images, masquent et révèlent à la fois des fragments de mémoire empruntés au cinéma. Le scintillement aveuglant, l’instabilité et la mouvance de ces images imbriquées à celles qui ont été enregistrées par les artistes contribuent "à expérimenter ce lieu où l’on voit le temps….parce que c’est là le temps qui est."4 Un retournement du regard dans l’expérience même de l’image.

Des extraits de films muets de Buster Keaton, de Vertov, L’homme à la caméra, de films de science-fiction, Bladerunner de Ridley Scott ou du film Persona de Bergman s’interpénètrent et sont ponctués par la figure emblématique de l’arbre centenaire irradiant ce bleu "Nuit américaine" ou de la maison jaune vue de nuit le jour. Les artistes utilisent "une image qui se fait tout en se défaisant"5, l’image vidéographique, pour questionner le cinéma et la photographie. Les images et les sons s’emboîtent comme des poupées russes, le cinéma et la photographie dans la vidéo, le cinéma dans le livre, puis dans la vidéo, le cinéma dans le cinéma, véritable palimpseste de temps retrouvés, le passé s’emboîte dans le présent. L’arbre centenaire s’incruste dans l’arbre-témoin du jardin qui s’emboîte en lui-même, la maison de Buster Keaton s’effondre dans la fenêtre de la maison jaune, d’un livre d’histoire du cinéma émergent les images d’actualités du sacrifice par le feu du film Persona, du texte de ce livre on entend des paroles de mémoire, celles du cinéma, des lieux remémorés "I think I’ve seen that movie before… they are in the garden…. the trees have been cut down… memory….when…where were you born?….Every time you see it, it seems different….", les sons préenregistrés de la nature s’imbriquent aux sons ambiants du jardin. Toutes ces évocations de mémoire en sons et en images nous renvoient à notre propre histoire.

Madelon Hooykaas et Elsa Stansfield nous convient à revisiter les lieux secrets d’un jardin intérieur, remémoration d’une nature retrouvée, celle de la conscience de l’arbre.

Nature is invisible and cannot be represented directly, only by images. With our 500 or 1000 square metres of garden, we cannot hope to save a rare botanical species threatened by extinction, but we can symbolise the beauty of unencroached nature.6

 

Chantal duPont

 

Notes

1 George Didi-Huberman, "Fables du lieu", une exposition conçue par G. Didi-Huberman, le Fresnoy, France, 2001, p. 11, 12.

2 Day for night ou la Nuit américaine est un procédé cinématographique qui consiste à filmer la nuit le jour en ajoutant des filtres qui donnent un effet bleuté. Cette technique a été mise au point dans le célèbre film de François Truffaut, La Nuit américaine (1971).

3 George Didi-Huberman, "Fables du lieu", une exposition conçue par G. Didi-Huberman, le Fresnoy, France, 200, p 13.

4 René Payant, "La frénésie de l’image vers une esthétique selon la vidéo" in Vidéo-Vidéo, Revue d’esthétique, no 10, Toulouse, Privat, 1986, p 22.

5 Ibid, p 21.

6 Lucius Burckhardt, "Minimal Intervention", in The Unpainted Landscape, Coracle Press, London; Greame Gallery, Edinburgh; Scottish Arts Council, Edinburgh, 1987.